Rappel des faits et rôle
Meas Sokha, alias Thlang, était considéré comme faisant partie de la population de « base » (ou « ancienne »)
1
. Enfant, il vivait dans la coopérative de Tram Kak dans la commune de Cheang Tong jusqu’en 1976
2
, lorsqu’avec sa famille entière, ils ont été arrêtés et placés en détention dans le centre de sécurité de Kraing Ta Chan
3
. Avec les membres de sa famille, ils ont été libérés en août 1978, avant d’être envoyés dans une coopérative dans le village de Ta Reab
4
. Après 1979, il est devenu soldat
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. Dans le cadre du dossier n° 002/02, Thlang a témoigné au sujet des conditions au sein de la coopérative de Tram Kak (1975-1976), ainsi que des conditions de détention, des interrogatoires et des exécutions dans le centre de sécurité de Kraing Ta Chan (1976-1978).
La vie au sein de la coopérative de Tram Kak (jusqu’en 1976)
Avant 1975, le témoin vivait dans une coopérative
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. Thlang faisait partie d’une unité mobile d’enfants composée de 6 membres, chargés de garder le bétail
7
. Ils étaient sous la supervision de deux miliciens
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. Ces enfants étaient âgés de 10 à 14 ans ; ceux de 15 ans et plus faisaient partie de l’unité des jeunes
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. Les gens étaient obligés de manger tous ensemble
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. Il n’y avait pas assez de nourriture au sein de la coopérative
11
, toutefois cela n’a jamais été signalé
12
. Ses seuls effets personnels se résumaient à une assiette et une fourchette
13
. Le peuple de base était séparé du « peuple nouveau », considéré comme féodal
14
. La Chambre de première instance, dans le cadre du dossier n° 002/02, est arrivée aux conclusions suivantes : « la collectivisation et la pratique des repas pris en commun ont été introduites dans le district de Tram Kak... et ces pratiques se sont répandues progressivement »
15
, le peuple de base et le peuple nouveau étaient séparés dans des groupes différents
16
et le peuple de base (y compris les enfants) était obligé de travailler
17
.
Le centre de sécurité de Kraing Ta Chan
En 1976, le père de Thlang, ainsi que son beau-frère, ont été arrêtés par le chef de la commune car son beau-frère était soupçonné d’avoir collecté des signatures pour destituer le chef du village et d’avoir envoyé le rapport aux Khmers rouges
18
. Lorsque Thlang est arrivé à Kraing Ta Chan quelques jours plus tard
19
, son père et son beau-frère y avaient déjà été amenés et tués
20
.
La Chambre de première instance, dans le cadre du dossier n° 002/02, a conclu que la détention de Thlang et de sa famille à Kraing Ta Chan était arbitraire
21
, a retenu son récit des arrestations de son père et de son beau-frère, et a estimé que les conditions à Kraing Ta Chan étaient « terribles »
22
.
Les conditions de détention à Kraing Ta Chan
Le centre de sécurité de Kraing Ta Chan était constitué de trois bâtiments de prisonniers
23
. Les prisonniers étaient menottés
24
et enchaînés jour et nuit
25
, ils n’étaient libérés que pour travailler et manger
26
. Les nourrissons ou les enfants en bas âge restaient avec leurs mères
27
. Cinq prisonniers étaient enchaînés à un segment de barre métallique, sans espace entre eux
28
.
Les prisonniers étaient punis lorsqu’ils parlaient entre eux ou lorsqu’ils bougeaient pendant leur sommeil
29
. Si un prisonnier bougeait, ils étaient tous battus
30
.
Le bâtiment de détention était infesté de punaises de lit
31
. Les prisonniers se soulageaient dans la pièce, dans des coquilles de noix de coco, qu’ils se passaient d’un prisonnier à l’autre, afin de la vider dans un récipient
32
. Il n’y avait aucun médecin pour soigner les prisonniers
33
.
Les prisonniers recevaient deux repas par jour dans des bols sales
34
: une louche de gruau avec 10 grains de riz tout au plus ou trois petits morceaux de pomme de terre et un peu de liseron d’eau
35
. Ils autorisaient les prisonniers à boire de l’eau deux fois par jour seulement, trois gorgées maximum ; l’eau était rouge en raison de sa proximité avec la fosse à engrais
36
.
À Kran Ta Chan, Thlang gardaient deux vaches et quatre buffles domestiques, jusqu’à 17 h tous les après-midi
37
.
Thlang a déclaré lors de son témoignage que la plupart du temps, durant la nuit, de 10 à 30 nouveaux prisonniers étaient amenés au centre
38
.
Les interrogatoires à Kraing Ta Chan
Seuls les adultes étaient interrogés, les enfants ne l’étaient pas
39
. Les femmes étaient rarement interrogées
40
. Les interrogatoires se déroulaient en plein air
41
. Derrière l’endroit où se déroulaient les interrogatoires, on pouvait voir les vêtements des prisonniers qui avaient été exécutés
42
.
Certains cadres faisaient leur propre vin qu’ils consommaient, selon le témoin, avec des vessies d’êtres humains
43
séchées au soleil
44
. Les cadres apportaient également du vin et des vésicules biliaires aux interrogatoires
45
, persuadés que le vin rendait plus courageux
46
.
Lors des interrogatoires, on demandait aux prisonniers s’ils étaient des espions américains ou vietnamiens
47
. Ils étaient battus durant les interrogations
48
et torturés, ils se faisaient arracher les ongles à l’aide de tenailles
49
, s’ils n’avouaient pas
50
. Lorsque des prisonniers s’échappaient durant les interrogatoires, le personnel de la cuisine aidait à les rattraper
51
.
En 1976, Thlang a vu un prisonnier menotté de faire asphyxier avec un sac en plastique après avoir été torturé
52
durant son interrogatoire
53
. Le prisonnier a perdu connaissance et à dû être porté jusqu’à la prison
54
. Thlang a vu le prisonnier mort le jour suivant
55
.
La Chambre de première instance a trouvé crédible le témoignage de Thlang au sujet des interrogatoires et du prisonnier étouffé
56
et considère le carnet (E3/4095) détaillant les interrogatoires à Kraing Ta Chan comme étant authentique
57
.
Les exécutions à Kraing Ta Chan
Il y avait des exécutions une fois par semaine
58
, généralement de 14 h ou 15 h jusqu’à 17 h, parfois jusqu’à 20 h
59
. Parfois, jusqu’à 50, 70, 80 ou 100 prisonniers étaient exécutés
60
. Les prisonniers étaient privés de nourriture pendant une semaine avant d’être exécutés
61
.
Thlang a raconté que deux ou trois prisonniers à la fois, à qui on avait menti en leur faisant croire qu’ils regagneraient leur base, étaient accompagnés jusqu’à la fosse
62
. Deux bourreaux tenaient le prisonnier fermement et le troisième lui tranchait la gorge avec une épée
63
. Durant les exécutions ou les interrogatoires violents, de la musique forte était diffusée dans les haut-parleurs
64
pour masquer les cris des prisonniers
65
.
Après l’exécution d’une mère, on tuait ses enfants en les projetant contre un gommier
66
.
Thlang a aussi assisté à une exécution en masse en 1977
67
où 100 individus ou plus provenant de la commune de Srae Ronoung ont été envoyés à Nhaeng Nhang sans même être interrogés
68
, car il n’y avait plus de place dans la prison
69
. Thlang a enterré les corps
70
.
La Chambre de première instance, dans le cadre du dossier n° 002/02, a estimé que le récit de Thlang au sujet des exécutions classiques, des exécutions de masse et des meurtres de bébés par projection contre un arbre, était crédible
71
.
Le bureau 204, centre de détention de Lon Nol
Thlang a déclaré, lors de son témoignage, que le bureau 204 (ou M-204), situé à l’ouest de Trapeang Kranhung, était le centre de détention centre des anciens fonctionnaires de Lon Nol et « des riches ou des capitalistes
74
».
Les souffrances de Thlang
Le père et le beau-fère de Thlang ont été exécutés à Kraing Ta Chan trois jours avant son arrivée
75
; et trois de ses jeunes frères et sœurs sont morts de malnutrition trois mois après leur mise en détention
76
. Sa tante, le mari de celle-ci et leurs cinq ou six enfants sont aussi morts à Kraing Ta Chan
77
. Tous les villageois de son village ont été tués
78
.
Thlang a affirmé que s’il avait parlé des incidents dont il avait été témoin, il aurait été exécuté à son tour
79
. Ce n’était qu’un adolescent à l’époque et il avait peur
80
. Avant d’être envoyé à Kraing Ta Chan, on lui a dit que s’il essayait de s’échapper de la coopérative pendant qu’il gardait le bétail, ses parents seraient tués
81
. Il ne pouvait pas refuser de garder le bétail
82
.
À Kraing Ta Chan, les gardes lui faisaient confiance car il n’osait parler à personne de ce qu’il voyait : « Je savais que, si je le faisais, j'aurais des problèmes, des ennuis »
83
.
Après le régime du KD, il est retourné à Kraing Ta Chan à la recherche des ossements de ses proches mais il n’a pas réussi à les retrouver à cause du nombre de squelettes
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.
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