Ordonnance de clôture dans le dossier 002 : l'évacuation de Phnom Penh

Les paragraphes ci-dessous sont extraits de l'ordonnance de clôture dans le dossier 002 (p. 45/46 & p. 65 à 74) et concernent l'évacuation de Phnom Penh en avril 1975. Ils font partie de l'acte d'accusation ; les éléments qui y sont présentés constituent des allégations, lesquelles sont examinées durant les audiences consacrées à l'examen de la preuve du procès.

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" A. DEPLACEMENT DE LA POPULATION

160. L’une des cinq politiques mises en oeuvre pour réaliser et défendre la révolution socialiste consistait à déplacer la population des agglomérations vers les zones rurales et entre ces zones rurales, par tous les moyens nécessaires. Le PCK avait commencé à déplacer les habitants avant le 17 avril 1975 et a continué de le faire jusqu’au 6 janvier 1979 au moins. Les co-juges d’instruction ont été saisis de trois phases de déplacement spécifiques, touchant respectivement les populations de Phnom Penh (phase 1), des Zones Centrale (ancienne Zone Nord), Sud-Ouest, Ouest et Est (phase 2) et de la Zone Est (phase 3).

161. Un des objectifs de ces déplacements de population était de répondre aux besoins en main d’oeuvre des coopératives et des sites de travail. Le PCK a également déclaré qu’il s’agissait d’assurer l’alimentation et la sécurité de la population. Un document du Parti daté de septembre 1975 atteste d’un autre objectif majeur : priver les citadins et les anciens fonctionnaires de leur statut économique et politique pour les transformer en paysans et ainsi « préserver les acquis de la révolution ». Les déplacements de population occupaient donc une place importante dans « tous les efforts possibles » entrepris par le PCK pour que la situation fût «bénéfique à la révolution».

Dates et participation

162. Dès avant 1975, le PCK pratiqua une politique d’évacuation progressive des habitants des villes dont il avait pris le contrôle : les populations furent totalement ou partiellement déplacées des zones urbaines des provinces de Steung Treng, Kratie, Banan et Udong, jusque dans les Zones Nord, Est, Nord Est et dans le Secteur 505. Des numéros de l’Étendard révolutionnaire attestent de ce que le PCK déplaçait délibérément la population des zones urbaines vers les zones rurales.

163. Cette politique a d’abord été mise à exécution le 17 avril 1975 ou autour de cette date (Phase 1), puis notamment dans la seconde moitié de 1975 jusqu’en 1977 (Phase 2) et à la fin de l’année 1977 jusqu’à fin 1978 (Phase 3).

164. S’agissant de la phase 1, Pol Pot a joué un rôle déterminant dans la décision de vider Phnom Penh de sa population. Les plans prévoyant la réception des évacués de la capitale ont été disséminés préalablement à sa mise en oeuvre. Les membres du Centre du Parti se sont aussi impliqués dans la planification de cette phase, lors de réunions tenues fin mars et début avril 1975. D’autres réunions ont suivi afin d’informer les cadres subalternes de la décision. Alors que certains soldats du PCK avaient été informés au préalable de l’attaque contre Phnom Penh, généralement par leurs supérieurs militaires et selon la voie hiérarchique, d’autres n’ont reçu l’ordre de faire sortir les gens de la capitale que peu après y être eux-mêmes arrivés. L’évacuation de la population de Phnom Penh n’était pas un phénomène isolé mais faisait partie d’un projet plus large de déplacement de la population des villes après le 17 avril 1975.

(...)

Evacuation de Phnom Penh (Phase 1)

Situation avant 1975

221. Entre 1970 et 1975, la population de Phnom Penh a fortement augmenté pour atteindre plusieurs millions du fait des déplacements de populations qui arrivaient de la campagne, cherchant à se protéger du conflit.

222. Les personnels et installations des services de santé ont vu leur capacité décroître durant cette période et ces services étaient moins disponibles dans les campagnes que dans les villes, en grande partie à cause du conflit sévissant entre les forces du PCK et les forces du régime de Lon Nol. Les hôpitaux de la capitale étaient surpeuplés et de qualité variable. La santé représentait moins de 3 % du budget national à la fin de l’année 1974, à comparer aux 5,7 % de 1968.

223. Bien que la malnutrition ait été au rang des préoccupations importantes durant la période du conflit antérieure à 1975, on ne signale aucune famine généralisée ni risque d’épidémie à cette époque. Ceci est dû en grande partie au soutien des populations par les organisations étrangères, bien que leur capacité de prise en charge des communautés affectées ait baissé au fur et à mesure que l'insécurité grandissait.

Départs

224. Quand les troupes du PCK sont entrées dans la capitale, la population a été forcée de quitter la ville dès le matin du 17 avril 1975, et ce durant plusieurs semaines, de jour comme de nuit. Les gens partaient généralement de leur domicile familial, quel que soit le quartier.

Populations déplacées

225. Les personnes forcées à quitter Phnom Penh étaient principalement des civils, hommes, femmes, personnes âgées, enfants, moines, etc. Médecins et infirmiers durent également quitter la ville, ainsi que les patients des hôpitaux, les blessés, les malades et les mères qui venaient d’accoucher. Des familles entières furent forcées à quitter Phnom Penh, les membres d’une même famille étant fréquemment séparés.

226. Le nombre exact de personnes que l’on força à quitter Phnom Penh n’est pas précis, même si le chiffre total est probablement proche des 1,5 à 2,6 millions de personnes. Les témoins parlent de masses de personnes voyageant dans les rues et d’une ville totalement vidée de sa population. Avant le 17 avril 1975, selon le PCK, la population de Phnom Penh et d’autres zones contrôlées par l’ennemi tournait autour du million. Après le 17 avril 1975, le PCK estimait officiellement le nombre total d’évacués à deux millions. Plus tard, le PCK a porté le nombre des évacués de Phnom Penh et des capitales provinciales à environ trois millions (bien que le chiffre de trois millions ait parfois été cité pour Phnom Penh uniquement, notamment par Ieng Sary). En 1977, le PCK a modifié son estimation du nombre total d’évacués pour le porter à quatre millions.

Destination initiale

227. La population civile qui quittait Phnom Penh partait, par les routes nationales, dans toutes les directions : nord, sud, est et ouest. En général, les personnes ne recevaient aucune consigne, pas plus qu’on ne les informait de leur destination finale, si ce n’est qu’on leur disait d’aller dans les zones rurales ou vers leur village d’origine. Les troupes du PCK les faisaient parfois changer de direction. Les témoignages montrent que les gens partaient dans la plupart des régions du pays. Souvent, les communautés locales recevaient l’ordre d’accueillir les nouveaux arrivés et de leur offrir le gîte et le couvert, mais cela ne suffisait pas au regard du nombre d’arrivés. Dans certains cas, les populations civiles venues de Phnom Penh étaient hébergées dans des salles polyvalentes ou devaient se débrouiller seules pour s’installer. Certains tombaient malades du fait du voyage ou du fait des conditions de vie à l’arrivée. Ceux qui venaient de Phnom Penh étaient identifiés comme le « peuple nouveau » ou le « peuple du 17 avril » ou encore le « peuple dépositaire » et furent souvent ciblés à l’arrivée sur la base de cette identité.

Moyens et méthodes de déplacement

Moyens

228. Les personnes qui organisèrent le déplacement des habitants de Phnom Penh ont été désignées par les témoins comme étant les troupes « khmères rouges ». Elles ont été décrites comme portant des vêtements noirs ou kaki, certains avec des écharpes ou kramas autour du cou. Les troupes « khmères rouges » étaient souvent armées.

229. Les troupes faisaient des annonces, généralement par haut-parleur ou mégaphone, pour indiquer à la population qu’elle avait un temps limité pour quitter la ville. Dans certains cas, il a été rapporté que les troupes possédaient des listes de noms et se voyaient attribuer certaines zones spécifiques de la capitale pour superviser les déplacements de population.

230. Différents contingents de l’armée du PCK ont été identifiés comme ayant participé à la mise en oeuvre des déplacements de population à Phnom Penh, notamment les forces de la Zone Nord (y compris la Division 1 sous les ordres du commandant Oeun), de la Zone Sud-Ouest, les forces de la Zone Spéciale, et l’armée de la Zone Est, les uns et les autres ayant parfois, selon les témoignages, des attitudes différentes envers la population.

231. Personne ne résista aux ordres de quitter Phnom Penh. Selon quelques témoins, il n’y aurait pas eu de violence particulière du côté de certaines troupes du PCK. Pourtant, la plupart des témoignages attestent de ce que les militaires usaient de menaces et employaient la force pour s'assurer que les gens quittent leur domicile. Des témoins font état de coups de feu.

232. D’autres témoins encore déclarent que les soldats abattaient les gens qui refusaient de quitter leur maison. Des civils ont également été tués par les tirs croisés visant les soldats de Lon Nol. Certains témoins précisent avoir vu des cadavres dans les rues de Phnom Penh. D’autres soulignent que les troupes du PCK avaient ordre d’utiliser tous les moyens pour s’assurer que la population quittait Phnom Penh.

233. Il est également fait état de mauvais traitements et d’actes de violence contre les populations civiles, de coups et de tirs en l’air. On rapporte que les biens personnels des habitants de Phnom Penh furent saisis par les troupes du PCK.

234. En ce qui concerne les soldats de Lon Nol, certains auraient été désarmés par les troupes du PCK et chassés de la ville avec les populations civiles. D’autres auraient été identifiés au cours d’interrogatoires et emmenés séparément des personnes quittant la ville. Il avait été antérieurement annoncé que l’« Angkar » pardonnerait à tous les membres de l’ancien régime sauf à sept hauts responsables et, lors de l’évacuation, les soldats du PCK auraient demandé aux anciens soldats de Lon Nol, aux responsables gouvernementaux et aux policiers de se présenter pour travailler pour le Parti, ces personnes étant ensuite emmenées vers une
destination inconnue avant de disparaître.

235. Certains soldats de Lon Nol furent abattus quand ils refusaient de déposer les armes ou montraient des signes de résistance. Il existe notamment un ordre écrit signé du Camarade Pin ordonnant qu’une liste d’officiers de Lon Nol soient « écrasés » et un témoin déclare que Son Sen ordonna l’arrestation de fonctionnaires de haut rang du régime de Lon Nol, y compris ceux qui étaient hospitalisés. Les intéressés furent plus tard tués et jetés dans un puit du quartier de Tuol Kork. Certains témoins racontent avoir assisté à l’exécution de soldats de Lon Nol et avoir vu les cadavres de tels soldats dans les rues.

Méthodes

236. Aucun témoignage ne mentionne la fourniture de moyens de transport, à l’exception de quelques références limitées à l’utilisation de camions militaires. La plupart des gens voyageait à pied, d’autres conduisaient leur automobile et autres véhicules ou les poussaient, notamment les scooters ou les motocyclettes et les bicyclettes ou les cyclopousses. Dans certains cas, les populations utilisèrent des bateaux.

237. Les troupes du PCK disaient aux gens de ne pas prendre trop d’affaires personnelles, spécifiant dans certains cas que ce n’était pas nécessaire puisqu’ils partaient pour peu de temps, ou que ce n’était pas possible parce qu'ils devaient partir rapidement, de sorte que la plupart des évacués laissèrent leurs biens chez eux. Pour ceux qui transportaient leurs affaires personnelles, nul ne fait état d’une aide quelconque qui leur aurait été apportée. Les gens portaient leurs affaires sur la tête ou sur les épaules, dans des charrettes ou dans leurs véhicules. Ils emportaient du riz, de l’argent, des médicaments, des livres scolaires ou des vêtements, et aidaient également les malades et les personnes âgées.

238. Quelques témoignages laissent entendre que de la nourriture ou d’autres formes d’aide furent offertes aux populations durant le voyage. Toutefois, si certains témoignages évoquent des troupes du PCK offrant du riz, la plupart des témoins rapportent qu’ils devaient boire de l’eau sale dans les étangs le long du chemin et que les cadres du Parti relevaient les noms de ceux qui recevaient de la nourriture et de ceux qui ne voulaient pas poursuivre le voyage. Deux témoins précisent qu’ils n’ont vu personne souffrir de la faim durant les déplacements de populations hors de Phnom Penh.

239. Aucun témoignage n'indique que les troupes du PCK aient offert sécurité ou protection aux gens en chemin. Personne ne put s’abriter durant le voyage et tout le monde dormait sur des matelas sur la route dans des maisons vides ou sous les arbres. Les populations ne reçurent aucune eau ni nourriture. Selon un témoin, les Khmers rouges refusaient la permission de recevoir de la nourriture. Sinon, le riz vapeur était la seule nourriture disponible. Certains durent voyager toute la nuit sans repos pendant plusieurs jours. Les gens finissaient par voir leurs membres enfler du fait des longues marches et certains rapports font état de décès. Aucun témoignage ne mentionne que les populations reçurent des médicaments d’aucune sorte. Certains soldats dépouillaient les gens de leurs biens personnels durant le voyage.

240. Nombreux sont ceux qui indiquent avoir vu des cadavres de personnes ayant été abattues le long des routes. Les gens étaient abattus pour des broutilles telles que refuser d’abandonner leur bicyclette. Si certains témoins déclarent n’avoir assisté à aucun mauvais traitement de la part des soldats du PCK contre les civils ou n’avoir vu personne mourir le long de la route, Ieng Sary lui-même a déclaré que 2 000 à 3 000 personnes décédèrent durant l’évacuation de Phnom Penh.

Retour à Phnom Penh

241. Un témoin a précisé que les soldats du PCK menaçaient d’abattre les gens s’ils retournaient à Phnom Penh. Nuon Chea a déclaré que l’intention était d’autoriser les populations à retourner à Phnom Penh et Ieng Sary a déclaré en mai 1977 que les villes étaient repeuplées après les déplacements initiaux de population vers les campagnes et que les gens étaient autorisés à choisir de rester à la campagne ou de retourner vivre en ville s’ils le souhaitaient. Cependant, bien qu’il semble qu’en de rares circonstances certains aient été renvoyés à Phnom Penh pour travailler, la ville resta généralement vide de toute population hormis un nombre limité de soldats et de cadres jusqu’à la chute du régime. Selon une déclaration de POL Pot dans une réunion le 6 juin 1976, la population de Phnom Penh s’élevait alors à « plus de cent mille habitants ». En avril 1977, 43 810 rations étaient fournies par l’État-major général.

Raisons invoquées pour le déplacement des populations

242. Lors de l’évacuation de Phnom Penh, les troupes du PCK indiquaient souvent aux populations qu’elles ne quittaient leur domicile que pour un court moment : deux ou trois jours, une semaine ou deux, tout au plus.

243. Plusieurs témoins déclarent que les militaires leur expliquèrent qu’il était nécessaire de quitter Phnom Penh pour leur sécurité personnelle et qu’ainsi les soldats pourraient identifier ou éliminer les soldats de Lon Nol ou encore repérer les ennemis. Il est également fait mention des bombardements américains attendus sur la ville, bien qu’il y ait également des signes que certaines des personnes présentes n’aient pas cru à cette explication. Parmi les justifications avancées, figure également l’infiltration planifiée des agents de la CIA pour le lancement d’une contre-attaque.

244. On indiqua encore à certains témoins qu’il était nécessaire de faire partir la population pour organiser et nettoyer la ville, notamment pour récupérer les munitions.

245. Certaines justifications politiques furent également avancées : on expliqua à certaines personnes que l’« Angkar » attendait de les accueillir, qu’il fallait bâtir une économie rurale, construire des barrages, des canaux, et travailler à la riziculture et que les seules personnes autorisées à rester en ville étaient les membres des forces militaires pour les besoins de leur travail. On évoqua le manque de nourriture à Phnom Penh et le fait qu’elle était plus abondante à la campagne.

246. Ces justifications que mentionnent les témoignages se retrouvent dans les déclarations des personnes mises en examen. Ieng Sary, dans un entretien qu’elle a accordé à une journaliste en 1980, fait référence en général aux raisons économiques, politiques et militaires justifiant ces déplacements de population.

247. Ieng Sary a déclaré dans un entretien avec un journaliste en 1975, et réitéré dans une conférence en 1978, que la principale raison des déplacements de population était la nourriture. Il a précisé qu’à l’origine on pensait qu’il y avait deux millions d'habitants à
Phnom Penh et qu’on a découvert plus tard que la population de la ville s’élevait en fait à trois millions. Il a indiqué qu’avant le régime du Kampuchea démocratique, le Cambodge recevait entre 30 et 40 000 tonnes de nourriture par mois des États-Unis et que le PCK, qui ne souhaitait pas faire appel à l’aide internationale, n’aurait pas été capable de transporter la nourriture des campagnes vers les villes. Khieu Samphan a également déclaré dans un entretien accordé à la radio en 2007 que la population était affamée à l’époque, tout en reconnaissant qu’il n’y avait pas assez de nourriture à la campagne non plus, précisant que les populations mangeaient des bananes avec du riz ou du manioc et que seule une aide alimentaire limitée leur parvenait de la part des alliés du PCK. Dans une déclaration antérieure, cependant, Khieu Samphan avait affirmé que tout gouvernement récemment sorti d’une guerre aurait dû faire face au problème de la famine et qu’après le déplacement des populations hors de Phnom Penh, il y avait suffisamment de quoi manger dans les coopératives.

248. Les personnes mises en examen ont également fait référence à l’idéologie du régime pour justifier le déplacement des populations. Face à la crise alimentaire, Nuon Chea a affirmé que l’objectif du régime était de rester indépendant et souverain. Khieu Samphan a également déclaré que POL Pot ne voulait pas vivre sous le contrôle de nations étrangères. Le déplacement des populations des villes vers la campagne est aussi mentionné par Nuon Chea comme une composante de la révolution socialiste. Ieng Sary a expliqué que l’objectif était de transformer les quartiers inhabités de la ville en sites industriels. Il a également déclaré
qu’il était nécessaire d’entrainer les gens des villes à endurer les souffrances morales et physiques à travers un dur labeur. Selon un témoin, Ta Mok aurait déclaré qu’il n’était pas nécessaire d’avoir des marchés ou des villes et que toute la population devait se rendre dans les zones rurales pour bâtir l’économie agraire. Duch a expliqué que les objectifs du PCK étaient de transformer tout le pays en une nation de paysans, d’abolir la privatisation et d’obliger les techniciens à faire des travaux agricoles pour les neutraliser et les obliger à dépendre des paysans. Les documents de cette époque démontrent que la rééducation n’était pas considérée comme possible à grande échelle et qu’il était nécessaire d’évacuer les gens vers les zones rurales pour arrêter « la contamination idéologique incontrôlable des troupes révolutionnaires », participer au mouvement d’accroissement de la production et contribuer à défendre et renforcer le pays.

249. Enfin, en ce qui concerne les questions de sécurité, Nuon Chea a déclaré qu’il était nécessaire de déplacer les populations hors de Phnom Penh pour faciliter la défense militaire du pays face au Vietnam afin de protéger le peuple de la guerre. Ieng Sary a mentionné un document secret de la CIA relatif aux plans d’infiltration de la ville. Khieu Samphan a évoqué le besoin de renforcer le pays pour combattre l’ennemi. Selon les documents d’époque du PCK, si la population n’avait pas quitté les villes, les ennemis auraient été en mesure de lancer des attaques surprises de l’arrière.

Planification

250. Dès avant 1975, le PCK pratiqua une politique d’évacuation progressive des habitants des villes dont il avait pris le contrôle: les populations furent totalement ou partiellement déplacées des zones urbaines des provinces de Steung Treng, Kratie, Banan et Udong.

251. Selon certains témoignages, la décision de déplacer les populations de Phnom Penh aurait été prise en février 1975 et il s’agissait d’un plan délibéré des principaux responsables du PCK. Un ancien cadre de la Zone Est précise que cette décision fut suivie en février 1975 d’ordres de Pol Pot demandant que tous les districts et secteurs se préparent à construire des logements pour accueillir les populations de Phnom Penh.

252. Un témoin a expliqué qu’au début d’avril 1975, s’est tenue une réunion dans le bureau de Pol Pot au village de Tang Poun, district de Kampong Tralach (Leu), province de Kampong Chhnang, qui portait essentiellement sur le plan d’évacuation des populations de Phnom Penh. Il précise que, bien qu’aucun procès-verbal officiel de cette réunion n’ait été établi, Nuon Chea et Khieu Samphan ont tous deux participé à cette réunion et pris leurs propres notes. Selon lui, les commandants reçurent l’ordre « d'organiser des réunions et de préparer des plans de transfert des populations de chefs-lieux des zones sous leur contrôle. Cette directive a été plus tard publiée dans les revues Étendard révolutionnaire et Drapeau du Front [du Kampuchéa], et distribuée à tous les cadres du parti » (bien qu’il n’y ait aucune trace de ces publications).

253. Un autre témoin fait référence à une réunion de coordination tenue avant le 17 avril 1975 à laquelle tous les commandants du PCK de son unité (la Division 1 de ce qui s’appelait alors la Zone Nord, appelée par la suite la Division 310 du Centre) furent invités comme le lui a rapporté Et, le commandant de son bataillon. Un autre témoin déclare qu’un mois avant d’entrer dans Phnom Penh, une réunion s’est tenue au Phnom Sar (le quartier général du commandement militaire du PCK de Kampot). Sek, le chef d’état-major du secteur 35 de la Zone Sud-Ouest: la présidait. Ta Mok, secrétaire de la Zone Sud-Ouest, y déclara qu’il n’était pas nécessaire de développer les marchés ou les villes et que tout le monde devait être évacué des villes vers les zones rurales afin de bâtir une économie rurale dans les deux jours suivant l’occupation de la ville.

254. Certains témoignages indiquent que Sam Bit, le commandant de la Division 2 de la Zone Sud-Ouest, a participé à une réunion avec les membres de l’échelon supérieur du PCK où il fut déclaré que Phnom Penh devait être évacuée pour repérer les éléments de Lon Nol. Cette information a ensuite été transmise aux régiments et bataillons.

255. D’anciens cadres subalternes du Parti déclarent également qu’ils furent informés à l’avance du plan de déplacement des populations de Phnom Penh. Un soldat du PCK entendit dire que l’« Angkar » prévoyait d’évacuer les populations vers leurs districts de naissance. Un autre témoin déclare que Oeun, secrétaire de la Division 1 de la Zone Nord donna des ordres à son groupe à propos de ce déplacement de populations environ trois jours avant la « libération », tandis qu’un autre ancien soldat fait également référence à cette information reçue de [CAVIARDÉ] trois jours avant l’attaque de Phnom Penh.

256. A l’inverse, d’autres cadres du niveau inférieur du PCK déclarent qu’il n’y eut aucune instruction avant les événements. Certains soldats indiquent qu’ils reçurent l’ordre de déplacer la population seulement après plusieurs jours avoir investi la ville.

257. Les soldats du PCK reçurent également, via la chaîne de commandement militaire, des instructions de leurs supérieurs pour déplacer les populations de Phnom Penh. Le 2ème régiment (qui devint ultérieurement le 723ème) de la Division 310 (Division 1 de la Zone Nord) reçut l’ordre d’évacuer les populations du commandant Chheang ainsi que du commandant Oeun. Les soldats du PCK parlent également de « l’échelon supérieur » ou de l’« Angkar » comme ayant donné l’ordre de quitter la ville.

258. En ce qui concerne l’implication des personnes mises en examen dans le processus de décision, Nuon Chea a participé à la préparation militaire de l’attaque de Phnom Penh par le PCK, comme en témoigne sa présence aux réunions avec les chefs militaires. Dans une déclaration à un journaliste, Nuon Chea a indiqué que la décision d’évacuer les populations des villes avait été prise par le « Comité central du Parti… À l’époque, tout le monde participait au développement des idées, il s’agissait d’associer un peu de ceci à un peu de cela ». De plus Nuon Chea a déclaré : « nous avons attaqué et pris les bases militaires. Donc, le 17 avril 1975, libération, l’armée est entrée et a complètement libéré Phnom Penh ». Ieng Sary a affirmé dans une déclaration écrite en 1996 que la décision avait été prise par Pol Pot sans qu’il en eût connaissance, mais il a aussi indiqué qu’il avait tenté de dissuader Pol Pot, déclarant : « en 1974, j'ai dit à Pol Pot qu'il était facile d'évacuer la population de Stung Treng et de Kratie car les habitants n'étaient pas nombreux, mais qu'il ne serait pas facile d'évacuer la population de Phnom Penh, que tout devait être organisé de façon précise car on parlait là de millions de personnes ». Ieng Sary a encore déclaré : « Toutes les décisions étaient prises par ce comité composé de ces quatre personnes [y compris lui-même et Nuon Chea]. Je ne participais pas aux décisions relatives à l'évacuation de la population des villes. Le 23 avril 1975, je suis descendu de l'avion en provenance de Pékin et j'ai constaté que la ville avait déjà été vidée de ses habitants ». Selon Ieng Sary, la décision qui fit autorité dans l’évacuation de Phnom Penh fut prise fin mars ou début avril 1975. Khieu Samphan a affirmé dans un entretien radio qu’il s’opposait à l’évacuation mais que cela avait été fait dans l’intérêt des citadins, et il a déclaré dans un autre entretien que de telles mesures avaient été « pensées et planifiées par le Comité permanent ». Quant à Ieng Thirith, elle a déclaré dans un entretien avec Elizabeth BECKER en 1980 qu’elle ne savait pas quand l’évacuation de Phnom Penh avait été décidée parce qu’elle était ailleurs à l’époque.

259. En ce qui concerne la présence des personnes mises en examen à Phnom Penh, Nuon Chea quitta le précédent quartier general du PCK le 17 avril et arriva à Phnom Penh le 20 avril environ. Ieng Sary a déclaré être arrivé à Phnom Penh le 23 avril 1975 de Pékin, Ieng Thirith qu’elle était arrivée à Phnom Penh vers juin, mais qu’elle avait eu connaissance de l'évacuation avant son arrivée, Khieu Samphan qu’il était entré dans Phnom Penh sept à 10 jours après le 17 avril 1975.

260. Ainsi, sur la base des témoignages cités, il apparaît que la décision de déplacer les populations de Phnom Penh a vraisemblablement été prise par Pol Pot en février 1975, les plans ayant déjà été distribués pour préparer l’accueil des personnes venant de Phnom Penh ce même mois. L’implication des membres du Centre du Parti semble établie sous la forme de certaines réunions fin mars ou début avril 1975, avec la participation de Nuon Chea, Khieu Samphan et Ieng Sary. Bien que Ieng Sary n’ait pas été pas dans le pays à l’époque, certains témoignages montrent qu’il recevait communication des décisions et qu’il avait déjà discuté de la question avec Pol Pot en 1974. Des réunions se sont alors tenues avec les cadres du niveau inférieur pour diffuser la décision et certaines troupes du PCK reçurent des ordres à l’avance à propos de l’offensive sur Phnom Penh, même si d’autres n’ont pas été informées avant de recevoir l’ordre de déplacer les populations de la ville. "