Le Traitement des Cham

Posted 15 octobre 2015 / Mis à jour 16 janvier 2017
Democratic Kampuchea Zone
Democratic Kampuchea District
Democratic Kampuchea Sector
Current Day District
Current Day Province
Alleged Crimes

[Avertissement: Le contenu dans les ordonnances de clôture sont des allégations, qui doivent être prouvées par des débats contradictoires. En tant que tel, les allégations ci-dessous ne peuvent pas être traitées comme des faits, sauf si elles ont été établies comme telles par un jugement définitif.]

Extraits de l’ordonnance de clôture du Dossier 002:

D. MESURES DIRIGEES CONTRE DES GROUPES SPECIFIQUES

205. L’une des cinq politiques mises en œuvre pour réaliser et défendre la révolution socialiste par tous les moyens nécessaires consistait à prendre des mesures contre des groupes spécifiques. Cette action a affecté directement ou indirectement de nombreux groupes présents au Cambodge à l’époque des faits. Les Co-juges d’instruction ont été spécifiquement saisis d’actes visant les groupes cham, vietnamien et bouddhiste ainsi que les anciens responsables (notamment les fonctionnaires, les militaires et leurs familles) de la République khmère, ces actes ayant été commis par le PCK en divers endroits du Cambodge dès avant 1975, aux premiers stades de sa prise de contrôle de certaines portions du territoire, et jusqu’au 6 janvier 1979 au moins.

206. Les Co-juges d’instruction ont été saisis de mesures dirigées contre les Chams dans les Zones Centrale, Est et Nord-Ouest, contre les Vietnamiens dans les provinces de Prey Veng, de Svay Rieng (Zone Est) et lors d’incursions au Vietnam, contre les bouddhistes dans tout le Kampuchéa démocratique, et contre les anciens responsables de la République khmère lors du déplacement de la population de Phnom Penh. Ce dernier évènement constitue l’un des nombreux exemples d’un ensemble de mesures visant les anciens fonctionnaires de la République khmère.

207. Un des objectifs de cette politique était l’instauration, par l’abolition de toutes les différences ethniques, nationales, religieuses, sociales et culturelles, d’une société athée et homogène sans divisions de classe. Cet objectif est attesté par des documents du Parti relatifs à la question des classes. En 1974, un article de Pol Pot publié dans l’Étendard révolutionnaire faisait valoir qu’il existait au Cambodge une « classe spéciale » constituée « [d]es soldats, des agents de police et des bonzes ». Selon les notes prises par des cadres et se référant apparemment audit article, toutes les minorités nationales étaient elles aussi considérées comme faisant partie d’un « type de classe spécial et séparé ». D’autres classes, tels les féodaux, les capitalistes et les bourgeois, étaient décrits comme des opposants à la révolution. En septembre 1975, la mise en œuvre de cet objectif a connu une évolution quand le PCK a proclamé l’abolition de ces classes et de la classe spéciale séparée, déclarant que seules existaient les classes des travailleurs et des paysans, toutes les autres s’étant fondues dans ces deux groupes. À ce moment ou peu après, la radio de Phnom Penh a fait pour la dernière fois mention des moines bouddhistes, des Chams et d’autres « minorités nationales ». Bien que les hautes autorités du Parti eussent continué à parler, jusqu’en 1976, d’une population cambodgienne comprenant des nationalités non khmères, il a été officiellement annoncé en août 1977 que l’abolition et l’assimilation de fait des minorités nationales était telle que l’on pouvait parler d’un pays à « 99 pour cent » khmer. Un autre objectif de cette politique était d’éliminer les ennemis et de détruire en tout ou en partie certains groupes comme tels. Les mesures dirigées contre des groupes spécifiques occupaient une place importante dans « tous les efforts possibles » entrepris par le PCK pour que la situation fût « bénéfique à la révolution »

Dates et participation

[…]
211. Les mesures dirigées contre les Chams résultaient d’une politique qui existait déjà en 1970 dans certaines régions et qui a pris de l’ampleur tout au long du régime, jusqu’au 6 janvier 1979 au moins. Le déplacement de villages chams a commencé vers 1973 et a pris de l’ampleur après 1975, certains membres du groupe étant dispersés dans des villages d’ethnie khmère. Le Télégramme 15 daté de novembre 1975 évoquait le « principe de division » des Chams que le PCK s’employait à appliquer au moyen des déplacements forcés. Tout au long du régime, le Parti a interdit aux Chams de pratiquer leur religion. Les chefs religieux et les anciens du groupe cham ont été emprisonnés ou tués, de même
que les membres de ce groupe qui protestaient ou continuaient de pratiquer leur religion. Le PCK a également frappé d’interdiction la culture, la langue et les habits traditionnels
chams.

212. À partir de 1977 et de façon plus généralisée dès le milieu de l’année 1978, le PCK est allé au-delà de la persécution religieuse dans l’exécution de cette politique, en adoptant une politique visant à détruire les Chams en tant que groupe dans les parties du Cambodge où la plupart des Chams vivaient à l’époque. Des exécutions en masse ont ainsi été perpétrées en 1977 et en 1978 dans les Zones Centrale (ancienne Zone Nord) et Est. Des témoins ont expliqué que les Chams étaient considérés comme des ennemis de la révolution et que le PCK voulait avoir détruit leur groupe en 1980. Des éléments indiquent que Ke Pork, Secrétaire de la Zone Centrale (ancienne Zone Nord) et membre du Comité central et du Comité militaire central, de même que les secrétaires des districts des Zones Est et Centrale, ont personnellement pris part à la destruction des Chams ainsi que des unités militaires du Centre et autres unités militaires.
[…]


Traitement des Chams

746. Avant 1975, un grand nombre de Chams vivaient le long du Mékong dans la province de Kampong Cham. Leur nombre étant particulièrement élevé dans les districts de Kroch Chhmar et Kang Meas.

747. Le Rapport d’expertise démographique: « Victimes des Khmers rouges au Cambodge, avril
1975-janvier 1979, évaluation critique des principales estimations, », conclut que 36 % de la population chame au Cambodge a péri pendant le régime du Kampuchéa démocratique (quant aux khmers, le taux de mortalité était de 18.7 %)

La politique relative aux Chams avant 1975

748. À partir de l’année 1970 environ, le PCK exerça son contrôle sur des parties de plus en plus importantes de la province de Kampong Cham, notamment sur de nombreuses régions où vivaient des Chams.

749. Dans un premier temps, le Parti sembla tolérant à l’égard de l’Islam. Aussi, avant 1975, quelques Chams adhérèrent-ils au PCK : par exemple [CAVIARDÉ], un Cham, fut membre du comité du District de Tboung Khmum dans la province de Kampong Cham ainsi que du Comité permanent de l’Assemblée représentative du Peuple du Kampuchéa (ultérieurement, il s’enfuit du Cambodge, passant la frontière du Vietnam au mois de mai 1978). Un petit nombre de Chams furent même cadres à S-21 (mais tous furent exécutés, les uns en 1977, les autres en 1978).

750. Par la suite, cependant, le PCK soumit les Chams à une intense propagande contre les valeurs véhiculées par la pratique religieuse en général et restreignit leur liberté de pratiquer l’Islam en particulier. Un témoin raconte qu’en 1974 le Parti proclama les Chams « ennemis numéro un ».

751. Il semble que le PCK ait commencé à pratiquer des expulsions ciblées dans les villages chams aux alentours de 1973. Dans certains cas, seuls les chefs religieux et les maîtres spirituels étaient expulsés, dans d’autres, la plupart des habitants du village étaient évacués, ne laissant derrière eux qu’un petit nombre de familles chames dans chaque village. Les Chams furent expulsés vers diverses provinces du Cambodge.

752. Avant 1975, quelques Chams furent arrêtés, placés en détention, torturés et exécutés. Dès 1970 ou 1971, un centre de sécurité, qui a tenu un role particulier à cet égard comme établi ci-dessous, fut créé à Kroch Chhmar. Le Parti cibla les chefs religieux ainsi que les Chams qui protestaient contre les atteintes à leur liberté de religion. Selon certains témoins, entre cent3222 et deux cents personnes appartenant à la minorité chame des districts de Kroch Chhmar et Kampong Cham furent arrêtées et disparurent de leurs villages aux alentours de 1975 ; la décision de les arrêter aurait été prise à l’échelon de la province, voire plus haut.

Traitement des Chams de 1975 à 1977

753. Lors d’une conférence organisée en mai 1975, réunissant des cadres politiques et militaires du Centre et des échelons inférieurs (jusqu’au district), Pol Pot et Nuon Chea auraient abordé la question de « l’élimination » des Chams, exposant à cette occasion leur politique de suppression de toutes les religions jugées réactionnaires. Les émissions radiophoniques du Kampuchéa démocratique n’en continuèrent pas moins de qualifier les Chams de « musulmans cambodgiens » et de proclamer leur liberté de religion. Cependant, après octobre 1975, à la radio, toute allusion publique à leur existence cessa, et ce dans le contexte plus large d’une négation généralisée de l’existence, au Cambodge, de minorités nationales. Bien que les principaux dirigeants du Parti et les publications officielles aient continué, à parler du peuple cambodgien comme de « la nation cambodgienne et du peuple cambodgien qui comprenait à la fois l’ethnie khmère et d’autres nationalités », force est de constater que pareil discours cessa définitivement autour de 1976. Ce revirement faisait suite à la promulgation de la Constitution du Kampuchéa démocratique en janvier 1976, qui se gardait d’évoquer l’existence des minorités.

754. Le chapitre 15, article 20 de la Constitution du Kampuchéa démocratique entendait réglementer la religion, en disposant que « Chaque citoyen du Kampuchéa a le droit d’avoir des croyances et des religions, et a tout aussi bien le droit de n’avoir ni croyance ni religion. Est rigoureusement interdite toute religion réactionnaire portant atteinte au Kampuchéa démocratique et à son peuple ». Duch a déclaré devant les co-juges d’instruction que la Constitution avait été « écrit[e] avec des apparences trompeuses (de façade) » et que cet article était « un mensonge ». Cela est corroboré par [CAVIARDÉ], qui a déclaré que « quand la Constitution a été promulguée, on a dit ’Toutes les religions sont réactionnaires’ »

755. Les Chams ont parfois tenté de se plaindre de l’interdiction de leur religion en invoquant la Constitution. Ainsi, selon un rapport hebdomadaire du Secteur 5 de la Zone Nord-Ouest, envoyé au secrétaire de la zone, à « M560 » et aux Archives, les « éléments chams du 17 avril de Phnom Penh » protestèrent contre la nourriture qui leur était imposée au réfectoire de la coopérative, et cela en se prévalant de la Constitution. Le rédacteur du rapport précisait  « face à cette situation, nous avons pris des mesures spéciales, à savoir, la recherche des maillons et du chef de leur mouvement afin de le nettoyer ».

756. Des témoins (chams et non-chams) de toutes les régions du Cambodge déclarent invariablement que le PCK a interdit la pratique du culte islamique et empêché les Chams de prier, saisi et brûlé des exemplaires du Coran, fermé ou détruit les mosquées, utilisé celles-ci comme réfectoires, entrepôts ou soues à cochons. De nombreux témoins (à l’exception de trois d’entre eux) déclarent que les Chams ont été contraints de manger du porc. Les chefs religieux et les érudits musulmans ont été arrêtés et tués3242. On forçait les femmes à se couper les cheveux et il leur était interdit de se couvrir la tête. La langue chame était proscrite, le port de la tenue traditionnelle interdit.

757. Selon certains témoignages, les ordres d’attaquer la culture chame sont venus de l’« Angkar », de la « plus haute organisation », du « chef de village ou de section », ou encore du « chef de quartier », et tout Cham qui refusait de suivre les directives du Parti était battu, arrêté et/ou tué.

758. En septembre et octobre 1975, deux rébellions chames ont éclaté à quelques semaines d’intervalle dans deux villages du District de Kroch Chhmar, province de Kampong Cham : Koh Phal (une île sur le Mékong, Sous-district de Peus I) et Svay Khleang (Sous-district de Svay Khleang). Des témoins indiquent qu’après ces rébellions, les actes de persécution à l’encontre des Chams se sont accrus de manière considérable. Beaucoup de personnes ont été arrêtées, la population de villages entiers a été déportée, dispersée dans des villages à population khmère et les chefs de famille de bon nombre de foyers ont été tués. Le chef du village de Koh Phal à l’époque estime que sur les 1 864 habitants, seuls 183 ont survécu au régime (un autre témoin fait état de 1 306 habitants et de 267 survivants).

759. Un témoin déclare qu’en 1972, on lui avait demandé d’établir les statistiques de la population des villages 5 et 6 du Sous-district de Svay Khleang. Il explique qu’en 1972, 1 242 familles vivaient dans ces villages, mais qu’en 1979, il en restait seulement 170.

760. Il semble que les cadres des districts et des sous-districts aient contribué à dompter les rébellions.

761. Un certain nombre de documents datant de cette période montrent qu’il existait des moyens de communication de la base vers l’échelon supérieur et que ce dernier, et notamment Nuon Chea, était tenu au courant des activités des Chams sur le terrain. Un télégramme intitulé  « Télégramme 15 – À l’attention du respecté et bien-aimé camarade Bang Pol », daté du 30 novembre 1975, énonce la politique mise en œuvre par les chefs du PCK aux fins de « division » des Chams et de leur transfert forcé de la Zone Est vers la Zone Nord. Ce télégramme a été envoyé à Pol Pot et copié, entre autres, à Nuon Chea. Son authenticité a été confirmée par un ancien traducteur du bureau central K-1, qui a déclaré que le chef de la section des télégrammes avait pris la décision d’envoyer une copie de ce télégramme à Nuon Chea, ajoutant qu’il était également possible que le Comité permanent ait eu un rôle à jouer

Traitement des Chams de 1977 à 1979

762. Certains témoins ont déclaré que les Chams étaient traités à peu près de la même manière que les autres, qu’ils n’étaient pas arrêtés ni tués, ou encore que l’interdiction de leur culte était le seul mauvais traitement qui leur était infligé. Trois témoins ont notamment indiqué que, sur le site du Barrage du 1er Janvier, les Chams vivaient dans les mêmes conditions que les ouvriers khmers. Toutefois, l’un de ces témoins précise que si quelqu’un était vu en train de pratiquer la religion islamique, « il [était] exécuté », et que la plupart des personnes exécutées étaient des « peuple nouveau et des Chams ». Un autre de ces témoins ayant travaillé sur ce site a déclaré que les Chams étaient considérés comme inférieurs au peuple du 17 avril. Trois témoins ayant travaillé sur ce site ont déclaré que la religion chame y était interdite

763. Cela dit, de nombreux témoins relatent avoir observé, en 1977 et en 1978, des vagues de massacres de Chams dans la Zone Centrale (ancienne Zone Nord) et la Zone Est.

764. Ces évènements semblent avoir été coordonnés par les autorités du Centre. Le secrétaire de la Zone Centrale, Ke Pork, était membre du Comité central. S’agissant des questions de sécurité, il agissait sous l’autorité de Son Sen, Nuon Chea et Pol Pot. Selon Duch, Pork vint « de nombreuses fois à Phnom Penh » en 1977. Un témoin qui fut le responsable de la télégraphie auprès de Ke Pork a précisé que la communication entre Pork et le Centre s’était considérablement intensifiée au cours de l’année 1978, précisant notamment qu’à la fin de l’année 1978, il reçut plus de télégrammes que d’habitude. Le témoin rappelle, par ailleurs, qu’à cette époque le Centre s’équipa d’un nouvel appareil spécial de télégraphie qui lui permettait de recevoir des communications de la Zone Centrale de 6 heures du matin à minuit. Il ajoute que les secteurs envoyèrent alors plus fréquemment des télégrammes à la zone.

765. Un témoin raconte qu’on lui a demandé d’assister à une réunion en 1977 dans le village de Bos Khnor, District de Chamkar Leu, province de Kampong Cham, Secteur 41, Zone Centrale (ancienne Zone Nord). Il explique que l’ordre du jour de la réunion était l’élaboration d’un plan intitulé « Le plan visant à écraser l’ennemi », et que la personne présidant la réunion avait déclaré : « Les ennemis de la révolution sont nombreux, mais nos plus grands ennemis sont les Chams. Notre plan préconise dès lors la destruction de tous les citoyens chams avant 1980 ». Le même témoin raconte qu’on lui a, par la suite, demandé de rencontrer le chef du Sous-district de O-Nung, District de Chamkar Leu. Tandis qu’il attendait l’arrivée de celui qui devait diriger la réunion, il avait vu un petit manuel à la couverture jaune clair intitulé « Le plan pour des coopératives progressistes », dans lequel on pouvait lire la même phrase :
« Nos ennemis immédiats sont les Chams. Nous devons les écraser avant 1980 ».

766. Un autre témoin déclare qu’en 1977, un cadre de sécurité du Secteur 21 de la Zone Est lui a dit que « les Chams restants seraient tous exécutés ». D’autres indiquent qu’« on prenait des mesures contre ceux qui n’étaient pas Khmers, surtout les Chams […] » ou qu’on ordonnait de « réuni[r] tous les partisans de l’Islam ». Un témoin raconte qu’il s’est réveillé un jour et que « tous les Chams de [s]on village avaient soudainement disparu ». Sur les 10 familles chames de son village, seule une personne a survécu, et ce, parce qu’elle se trouvait hors du village, affectée à une unité mobile du district, lorsque l’attaque eut lieu.

767. [CAVIARDÉ], secrétaire du District de Kroch Chhmar depuis 1978 (et, à ce titre, présenté comme l’un des responsables des massacres de Chams dans le District de Kroch Chhmar), explique qu’en 1978, a éclaté une rébellion de Chams et de Khmers à Kroch Chhmar. Le chef du comité du sous-district a rapporté les faits au comité du district, lequel a, à son tour, rapporté les faits au comité du secteur. Le comité du secteur a donné les instructions initiales pour arrêter les « rebelles ». [CAVIARDÉ] ajoute « Par la suite, l’échelon supérieur a écrit au stylo rouge une note au district en disant : « tous ces révoltés doivent être tous anéantis ». Le témoin précise qu’il s’est rendu par bateau à l’endroit où les rebelles étaient retenus, qu’il a transmis l’ordre de ses supérieurs hiérarchiques au chef militaire dudit endroit
et que les rebelles furent frappés à coups de bâton et enterrés dans des fosses communes, chaque fosse pouvant contenir entre 20 et 30 cadavres.

768. Un autre témoin déclare « [i]ls cherchaient à anéantir uniquement des Chams. Les huit membres de ma famille ont tous été tués. Je suis la seule rescapée parce que je me suis déguisée comme étant d’une autre race ». Un autre témoin, qui raconte qu’il y avait une centaine de familles chames dans son sous-district, décrit la situation comme suit : « Je n’ai pas vu les exécutions. J’ai simplement vu les Khmers rouges les convoquer famille par famille. Le nombre de la population chame diminuait progressivement. Les Chams étaient enfin rassemblés, avant d’être arrêtés en 1978 ».

769. Un témoin déclare qu’il a surpris, fin 1978, une réunion qui s’est tenue dans le District de Sandan, province de Kampong Thom, entre Ke Pork et les secrétaires de districts des Zones Est et Centrale. Le témoin précise qu’il a entendu ce qui s’est dit lors de cette réunion car un système de haut-parleur était utilisé à l’intérieur. Au cours de la réunion, Ke Pork aurait demandé au secrétaire du district de Kroch Chhmar « Quel pourcentage du plan défini par le Parti a-t-on réalisé ? », précisant ensuite « Vous devez d’abord détruire les Chams [des] forces mobiles ; ce sont tous des traîtres ».

770. [CAVIARDÉ], confirme que les Chams étaient la cible de massacres en 1978, mais il nie que les cadres de la Zone Centrale (ancienne Zone Nord) aient été impliqués dans ces massacres. Il convient de relever que la déclaration de ce témoin ne concorde pas avec celles des autres témoins, qui impliquent les cadres de la Zone Centrale (ancienne Zone Nord) dans les massacres de Chams du district de Kroch Chhmar.

[…]

Le Centre de sécurité de Wat Au Trakuon, Zone Centrale (ancienne Zone Nord)

776. Le Centre de sécurité et site d’exécution de Wat Au Trakuon était situé dans le District de Kang Meas, dans le village de Sambaur Meas, Sous-district de Peam Chikang, District de Kang Meas, province de Kampong Cham. Selon le système d’identification des frontières administratives du PCK, ce centre de sécurité se trouvait dans le Secteur 41 de la Zone Centrale (ancienne Zone Nord).

777. L’enceinte mesurait environ 170 mètres sur 200 mètres, et était entourée d’une haute clôture en barbelé. Une zone de trois hectares située immédiatement à l’est de la pagode était utilisée comme site d’exécution et d’inhumation pour les prisonniers du centre. Ce site semble avoir été établi en 1975 ou 1976 et avoir fonctionné au moins jusqu’en 1977.

778. Les chefs du centre de sécurité étaient [CAVIARDÉ] et [CAVIARDÉ], qui était membre du comité du District de Kang Meas. D’autres témoins ont identifié [CAVIARDÉ] comme étant membre de la direction du centre de sécurité. [CAVIARDÉ], qui était le secrétaire du comité du district, et sa femme [CAVIARDÉ], qui était son secrétaire adjoint, ont également participé aux activités du centre de sécurité.

779. Les détenus étaient des gens du peuple nouveau, de la base, ainsi que des Chams. Vers 1977, des cadres du Parti ont arrêté tous les Chams du District de Kang Meas et les ont emmenés à Wat Au Trakuon, et ce avec l’assistance des « miliciens à grande épée ». Un témoin a participé à l’action de la milice à grande épée (un groupe de miliciens créé par des cadres de la Zone Sud-Ouest), c'est-à-dire à l’arrestation de tous les Chams des villages de Sambuor Meas (Ka), Sambuor Meas (Kha) et Sach Sau, dans le District de Kang Meas. Ce témoin déclare que lui et trois autres hommes ont participé, aux côtés du groupe des miliciens, à l’arrestation d’environ 300 hommes, femmes et enfants chams. Après avoir procédé aux arrestations, le groupe des miliciens a laissé le témoin et son équipe emmener les prisonniers jusqu’au Centre de sécurité de Wat Au Trakuon où tous ces Chams ont été tué. Le témoin précise que ces arrestations et massacres ont été perpétrés sur ordre du secrétaire du district.

780. Ce témoignage est corroboré par celui de deux témoins, qui ont déclaré que fin 1976 ou début 1977, tous les Chams du village de Sach Sau, District de Kang Meas, ont été arrêtés et emmenés à Wat Au Trakuon. Ces témoins n’ont assisté à aucun massacre, mais l’un d’eux a entendu un milicien qui sortait de la pagode dire que tous les Chams avaient été tués. Un autre témoin déclare qu’il y avait entre 20 et 30 Chams du village de Sach Sau dans son unité mobile, mais que début 1977, ils avaient tous été arrêtés par du personnel de sécurité du District de Au Trakuon, et qu’aucun n’avait survécu

781. Un autre témoin, qui était membre de la milice à grande épée, a vu des prisonniers les mains liées dans le dos être emmenés à pied hors du village de Sambuor Meas Ka. Ce témoin a déclaré que tous les Chams de ce village étaient visés et arrêtés. Cela est corroboré par un témoin qui a déclaré que tous les Chams de Sambuor Meas ont été arrêtés, emmenés à Wat Au Trakuon et tués.

782. Un autre témoin a personnellement participé au transport de plus d’un millier de personnes par bateau jusqu’à Wat Au Trakuon. Il a déclaré que ces personnes, dont 600 adolescents et 400 adolescentes des unités mobiles ont été attachés, conduits jusqu’à un port situé à environ 500 mètres de Wat Au Trakuon, puis emmenés à pied en plusieurs groupes jusqu’au site, pour y être tués. Lorsqu’on a demandé à ce témoin si ces personnes incluaient des Chams, il a répondu qu’il ne « pouvai[t] pas différencier les Chams des Khmers », et ce, en dépit du fait que ce témoin soit lui-même Cham. Lorsqu’on lui a demandé d’où provenaient les personnes amenées sur le site pour être tuées, ce témoin a déclaré que dans son village, tous les Chams avaient été tués.

783. Il semble que, lorsqu’ils étaient arrêtés, les Chams n’étaient pas détenus, mais tués immédiatement. Un témoin a déclaré que le site ne contenait aucune cellule pour détenir des prisonniers, mais qu’ils étaient tous « tués immédiatement la nuit ». D’autres témoins ont remarqué que les massacres étaient perpétrés la nuit et qu’un haut-parleur diffusait des chants révolutionnaires pendant que les massacres avaient lieu. Des témoins ont entendu le bruit des matraques qui frappaient les gens et des cris qui provenaient du site. En 1979, des témoins ont vu des cadavres3353 et des fosses sur le site. Un témoin qui a vu des fosses en 1979 estime qu’environ 10 000 personnes avaient été tuées sur ce site. Un autre témoin, qui a déclaré avoir vu les listes de prisonniers détenus à Wat Au Trakuon, estime qu’environ 30 000 personnes ont été tuées à cet endroit.

Le Centre de sécurité de Trea, district de Kroch Chhmar, Zone Est

784. Ce Centre était situé dans le village de Trea, Sous-district de Trea, district de Kroch Chhmar, province de Kampong Cham et, selon le système d’identification des frontières administratives du PCK, dans le Secteur 21 de la Zone Est. Le centre de détention était une ancienne maison d’habitation, le site d’exécution et d’inhumation se trouvait dans un champ situé à l’ouest du centre, le long de la berge du Mékong.

785. À la mi 1978, de nombreux Chams des environs de Kroch Chhmar et des unités de travail mobiles ont été emmenés en groupes à Trea3358. Une fois arrivée au centre de sécurité, chaque personne du groupe devait dire si elle était chame, khmère ou « métisse ». L’une d’elles, arrêtée en juillet 1978, décrit la situation comme suit « Un des cadres nous a ensuite ordonné à haute voix : « Les enfants chams restent dans un coin, les enfants Khmers dans un autre et les enfants métis encore dans un autre coin ». (…) Je me suis alors placée dans le groupe khmer qui était composé de quinze autres filles et moi. Vingt autres filles se trouvaient dans les deux autres groupes, groupe cham et groupe métis. Ma cousine prénommée Tei Cheou se trouvait dans le groupe métis. Nous, les trente-six filles, étions ami[e]s et toutes issues de parents d’origine cham à cent pour cent. Cependant, certaines ont menti pour se sauver. Quatre ou cinq minutes plus tard, on a fait descendre les groupes cham et métis successivement. Les Khmers rouges ont dit qu’ils emmenaient [les filles] pour leur donner à manger. Je veillais à observer sans relâche ce qui se passait à l’extérieur par des fissures du mur pour savoir où ils emmenaient ces filles. Malgré le coucher du soleil, j’ai pu les voir grâce à la lumière de la lune. J’ai vu un des cadres conduire une fille à une fosse située à environ huit mètres seulement de la maison. Une planche était déposée en travers de la fosse. Ce cadre y a fait coucher cette fille, le visage contre la planche. Il a ensuite tranché le cou de la fille par derrière à l’aide d’un couteau bien brillant avant de pousser son corps dans la fosse. La fosse n’était pas très profonde car j’ai pu voir ses membres bouger. Le cadre a continué le même geste avec d’autres filles l’une après l’autre »3361. Ce témoin a également déclaré qu’il est possible que certaines filles aient été violées avant d’être tuées car elle a entendu des filles crier « Ne me violez pas ».

786. Cette version des faits est corroborée par d’autres témoins qui ont été emmenés dans le même centre de sécurité en 1978. L’un d’eux a déclaré : « [CAVIARDÉ] a demandé à chacune d’entre nous : « Quelle est votre race ? » La première fille a répondu honnêtement qu’elle était « Cham », et les suivantes ont adopté la même réponse. Ensuite, mon tour est arrivé, vers la fin. J’ai tenté ma chance en mentant que j’étais khmère. [CAVIARDÉ] m’a poussée vers un mur. De ce fait, une dizaine de filles après moi ont également [prétendu être] « khmère » et ont été mises à mes côtés ». Le témoin a déclaré que toutes celles qui avaient répondu qu’elles étaient Chames ont été emmenées par des miliciens, armés de fusils AK-47 et d’un couteau.

787. Un autre témoin, qui avait été envoyé dans le village de Trea avec sa famille, a déclaré que les cadres du Parti ont demandé à savoir qui était Khmer et qui était Cham « Certains ont prétendu qu’ils étaient khmers, et ils ont été battus d’un coup de crosse à fusil. Lorsqu’ils ne pouvaient plus supporter les coups, ils admettaient qu’ils étaient chams. Les cadres ne faisaient que nous tester car ils savaient déjà depuis le début que nous étions chams ». Ce témoin a vu des cadres du Parti noyer des chams dans la rivière qui longeait le centre de sécurité. Il a déclaré que ces hommes étaient noyés par groupes de 30 en étant attachés à un canot et jetés dans la rivière, et que ce canot « faisait le va-et-vient à plusieurs reprises
dans la journée ».

788. Un témoin, qui était originaire de Trea, a déclaré que, lorsqu’il est rentré au village environ un mois après la chute du régime, il a trouvé plusieurs fosses à un endroit situé près de la berge. Il a déclaré que lui et d’autres villageois ont creusé les fosses dans le but de rechercher des objets de valeur et qu’il a vu « plus de vingt fosses. Les fosses les plus grandes faisaient trois mètres sur trois, dans lesquelles il y avait de vingt à trente cadavres. Les fosses les plus petites contenaient moins de vingt cadavres ». Un autre témoin a déclaré avoir vu des « centaines » de cadavres exhumés des fosses en 1979.

789. Deux témoins ont déclaré que les arrestations et les massacres perpétrés dans le village de Trea ont été ordonnés par le secrétaire du district de Kroch Chhmar,

A. GENOCIDE PAR MEURTRE DES MEMBRES DU GROUPE CHAM

1336. S’agissant de l’élément matériel, des personnes appartenant au groupe cham (groupe ethnique
et religieux spécifique, se qualifiant comme tel et identifié comme tel par le reste de la société) ont été méthodiquement tuées.

1337. Le principal mode opératoire consistait à identifier, cibler, rassembler et tuer des individus du fait de leur appartenance au groupe cham et ceci de façon délibérée et systématique. Une des méthodes couramment utilisées consistait à arrêter ou rassembler toutes les personnes chames d’une région spécifique pour ensuite les tuer par groupes à un site d’exécution. Les victimes étaient visées du fait de leur appartenance au groupe cham : elles n’étaient généralement pas emprisonnées ou interrogées en vue de l’obtention de confessions, mais au contraire exécutées sans délais, souvent juste après qu’il leur soit demandé de confirmer qu’elles étaient chams.

1338. S’agissant de l’élément moral, les auteurs avaient l'intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe cham comme tel. Les tueries étaient commises dans un contexte de déclarations publiques décrivant l’objectif de détruire physiquement le groupe : les Chams étaient systématiquement et méthodiquement visés et tués du fait de leur appartenance au groupe cham alors que ceux qui n’étaient pas chams étaient spécifiquement et clairement exclus de ces attaques.

1339. Les dirigeants du PCK partageaient cette intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe cham comme tel. Le plan de destruction des Chams en tant que groupe avait été décidé par le Parti. L’ordre était donné aux responsables de districts d’identifier et cibler les membres du groupe et de les tuer en masse.

1340. Le caractère systématique, l’ampleur, le mode opératoire et la synchronisation des tueries visant le groupe cham dans la Zone Est et la Zone Centrale (ancienne Zone Nord) sont autant d’éléments indiquant clairement que le génocide avait été décidé et coordonné par les dirigeants du PCK dans le cadre du projet commun. Le fait que des tueries aient été commises dans de nombreuses zones à la même époque, et non dans les seules Zones Est et Centrale, démontre qu’il ne s’agissait pas de crimes commis sans autorisation et de façon aléatoire par des cadres locaux mais au contraire que ces crimes étaient organisés par les dirigeants du Parti.

1341. L'intention des dirigeants du PCK de détruire le groupe cham peut également être déduite du fait que le génocide des Chams a eu lieu dans le contexte d‘actes croissants de persécution dirigés contre les Chams et coordonnés par le PCK. Le PCK a mis en application un projet national d’élimination de la culture, des traditions et de la langue chames et a organisé le transfert forcé des communautés chames afin de les séparer.

1342. Bien qu’aucun seuil numérique de victimes ne soit requis pour que l’existence d’un génocide soit établie, l’ensemble du dossier indique que la proportion de la population cham tuée lors de ces actes de destruction visant le groupe cham corrobore fortement l’intention de détruire ce groupe en tout ou en partie : selon le Rapport d’expertise démographique, 36% du groupe cham du Cambodge a été tué pendant le régime alors qu’en comparaison le taux moyen de décès pour les Khmers est estimé à 18.7%.